« Le soin ne peut pas être rentable » : entretien avec deux soignant.e.s

Cet entretien a été réalisé suite à l’intervention de deux soignant.e.s au sein de l’Université Populaire de Paris 7 début février 2020. Il et elle étaient venu.e.s nous présenter leur constat sur la situation des hôpitaux publics en France, la marchandisation croissante des soins, et l’évolution de leurs conditions de travail. Le constat était accablant. Nous avons ici tenté de revenir sur la mobilisation au sein de l’APHP pour tenter de contrer ces processus, et sur les modes d’action dont ils.elles peuvent se saisir.

L’entretien a été réalisé avant le début de l’épidémie de Covid-19. Ces deux personnes sont actuellement mobilisé.e.s pour soigner, et tenter de sauver les personnes les plus gravement touchées par la maladie.

Le gouvernement acclame aujourd’hui ces soignant.e.s, en les traitant comme des « héros » et des « héroïnes » et en leur demandant des efforts et une énergie énormes. Ce même gouvernement n’a jamais daigné répondre à leurs revendications autrement que par du mépris ou de la répression.

Pouvez-vous vous présenter, ainsi que votre place au sein de l’hôpital ?

V. : Je suis infirmière à l’assistance publique des hôpitaux de Paris (APHP), je travaille depuis huit ans, et je n’ai travaillé que dans des services de soins intensifs, réanimation ou salle de réveil. Maintenant, je travaille au bloc opératoire.

M. : Je viens de finir mon internat après 10 ans d’études, comme pneumologue et réanimateur, à l’APHP également. Actuellement, je ne travaille plus à l’hôpital, je travaille dans des centres de dépistages de la tuberculose en banlieue parisienne.

Pouvez-vous expliquer les raisons de votre implication au sein du collectif inter-hôpitaux (CIH) ?

V. : J’avais observé de loin quand j’étais au SMUR de Lariboisière (grand hôpital du nord de Paris) que les urgences de Lariboisière étaient en grève. C’était l’été 2018. À cette occasion, j’ai découvert le mouvement du collectif inter-urgences. Moi j’étais pas aux urgences, juste de passage au SMUR. Je m’étais un peu renseignée sur ce qu’ils faisaient, car moi je ne connaissais que les organisations syndicales. Là c’était très différent, ils étaient détachés des syndicats, et ça partait directement des paramédicaux et pas des médecins. J’aimais cette idée, mais je n’étais pas concernée donc je ne me suis pas impliquée. Ils avaient l’air super déterminés, des services ont été bloqués, beaucoup de services d’urgence étaient en grève sur tout le territoire national.

Résultat je m’étais abonnée à leur page et je voyais arriver les infos. En septembre 2019, le CIH s’est monté sur le même modèle. J’ai décidé de m’y impliquer, et d’aller participer aux premières AG. Elles étaient très enthousiasmantes, les amphis étaient pleins, et tous les corps de métier étaient présents : des médecins, des infirmier.e.s, des internes, des psy, des cadres, des gens des labos… c’était bien, ce côté interprofessionnel.

M. : Moi j’avais fait une pause dans mon internat, et j’avais commencé à approcher la mobilisation par le collectif inter-urgences. J’avais fait une manif avec eux, je me souviens, qui partait de Montparnasse. Mais dans ce collectif il n’y avait pas de médecin, ils ne voulaient pas, ils voulaient être entre paramédicaux pour pas se faire récupérer, et ça concernait des revendications sur lesquelles ils n’étaient pas, de toute façon, soutenus par les médecins.

À part ça, le contexte était assez décevant, ça fait longtemps que je trouvais que ça n’allait pas à l’hôpital et je ne trouvais personne dans les services qui avait un discours ou une vision un peu politique là-dessus. Je suis allé à une réunion du syndicat des internes qui fut assez décevante, mais il y avait des internes qui faisaient partie du CIH qui venait de se monter. Donc je suis allé aux réunions du comité à la Pitié Salpetrière. Il y avait des professeur.e.s, des aides soignant.e.s, des infirmier.e.s, des cadres, des psychologues, qui discutaient de comment libérer la parole, et expliquer ce qui se passait. Ça m’a fait énormément de bien, parce que j’avais l’impression qu’à l’hôpital, il y avait surtout des réacs, de la servitude, et que les conditions de travail étaient normales. Vraiment, ça m’a fait un bien fou de voir que je m’étais trompé.

V. : Moi aussi ça m’a fait du bien. Les premières AG, j’ai entendu des « pontes » de la médecine se lever, et demander de façon explicite d’améliorer les conditions de travail des paramédicaux. C’était la première fois que j’entendais ça. J’ai entendu des paramédicaux demander ça, des médecins demander des revendications propres à leur parcours, mais c’était la première fois que je voyais un peu de cohésion… c’est vrai parfois avec des positions un peu paternalistes, genre « il faut augmenter mes infirmières », non, ce n’est pas tes infirmières mec… mais en tout cas, on n’était pas dans l’affrontement entre médicaux, non-médicaux, administratifs etc… que tu retrouves pas mal dans les syndicats. C’est pour ça que je m’en suis éloignée personnellement.

M. : Oui, on avait l’impression que c’étaient les équipes qui étaient présentes. Et ce qu’on n’avait jamais vu aussi, c’étaient les médecins qui demandaient des augmentations de salaire pour les paramédicaux, mais pas pour eux-mêmes, en disant « ce n’est pas ça le problème ». C’était la première fois.

Et quels sont les moyens d’organisation et les modes d’action spécifiques dont peut se saisir le CIH ?

V. : À ma connaissance il n’y a pas d’actions qui soient fédérées au niveau national. Pour les manifs, il y a un peu des mots d’ordre communs… mais il n’y a pas de circulation verticale du bureau central du CIH vers les antennes locales quant aux modes d’action.

Il n’y a pas vraiment de coordination nationale non plus. À Paris, il y a quand même les assemblées à la Salpetrière où les gens se retrouvent, les antennes des différents hôpitaux viennent une fois par semaine. Mais parce que géographiquement on est près les uns des autres en Île-de-France. Le CIH d’Avignon par exemple, de fait, il est complément autonome.

À propos des actions en elles-mêmes, les affichages sauvages ça ne sert pas à grand-chose, à part visibiliser un peu auprès des médias et peut-être recevoir un peu de sympathie de la part des usager.e.s, mais bon, ce n’est pas ça qui fait peur. Il y a par contre l’appel à la grève. Et la grève du codage qui a été lancée par le CIH. Le principe étant que les médecins ne codent plus les actes, et donc l’hôpital perd de l’argent, en ne tarifant plus ce qu’il fait. C’est une manière d’enrayer le système, tout en continuant à soigner les gens. Les démissions administratives des médecins, qui sont aussi une des grandes actions du CIH. Ce n’est pas très impactant, puisqu’ils et elles continuent à soigner, mais ça fait quand même très mauvais effet, c’est assez théâtral, et ça ralentit pas mal la machine.

– Vous pouvez nous expliquer comment s’est construit ce collectif ?

M. : Je ne sais plus exactement d’où c’est parti. Le collectif inter-urgences, ils ont quelque chose de très horizontal, ils se sont donnés les moyens – et ça a été long – d’élire des délégué.e.s qui viennent de toute la France et qui ont arrêté de travailler pour ne faire que ça. Alors que là, le CIH c’est une association de loi de 1901, qui a un président qui est chef de service de psychiatrie à Créteil. Mais c’est loin d’être horizontal. C’est d’ailleurs écrit dans les statuts de l’association, que les membres du bureau ont droit de regard sur ce que dit le collectif… tout n’est pas très clair, mais toutes les personnes qui viennent aux réunions n’ont pas leur mot à dire sur les décisions du collectif… Après en tant que tel ça ne marche pas tellement comme ça, car même s’il y a des statuts déposés au nom de l’association du CIH par ces quelques personnes là, qui doivent être 4 ou 5, en fait dans chaque hôpital il y a un collectif indépendant. Ces collectifs-là, ils font ce qu’ils veulent et sont complètement autonomes. Tout ça reste finalement assez autogéré.

V. : C’est vrai que le comité inter-urgences avait une vraie volonté d’exister sans les médecins. Parce que c’étaient les infirmier.e.s aux urgences qui craquaient complètement à cause de leurs conditions de travail. Et au CIH, je crois qu’il n’y a quasiment que des médecins dans le bureau.

Donc pour résumer, il y a un bureau au niveau national qui est tel que vous le décrivez, mais après au sein de chaque hôpital, il y a des collectifs autonomes qui se rencontrent ? Et au sein de chaque collectif, l’organisation est spécifique ?

M. : Oui. Le bureau du CIH fait les communiqués, va parfois discuter avec les ministres. C’est franchement limite, car ils n’ont été élus par personne. Mais ça a finalement très peu d’importance, car les actions dans chaque ville se font complètement indépendamment d’une espèce de direction centrale. Tout le monde est autonome.

V. : Parfois les membres du bureau du CIH servent quand même notre parole, puisqu’ils font partie du club, ils peuvent ouvrir les bonnes portes. Ils ont rencontré le nouveau ministre de la santé l’autre jour, parce qu’ils ont les contacts. Et pour certains, c’est clairement un combat qu’ils mènent depuis vingt ans, et sont férocement attachés à l’hôpital public. Mais c’est vrai que tout ça n’est pas très moderne, pas très actuel en termes de réflexions sur les problématiques d’oppression, de domination, d’inclusivité, de classe, de genre… cette lecture n’existe pas. Ça me désole un peu. Et d’ailleurs le CIH est un peu déserté par les infirmières et les infirmiers.

M. : Oui, certaines choses ont du mal à changer. Par contre, au sein même du CIH dans les hôpitaux il y a quand même des noyaux durs qui commencent à se radicaliser, parce que les gens se connaissent, et peuvent penser d’autres modes d’action.

Et j’ai aussi l’impression que là où les paramédicaux restent très mobilisé.e.s, c’est dans les hôpitaux qui sont en grande difficulté, c’est-à-dire les hôpitaux pédiatriques, où il y a énormément d’infirmier.e.s. Ils et elles sont aussi soutenu.e.s par les parents, des collectifs d’usager.e.s se sont formés. Les hôpitaux de Seine-Saint-Denis aussi, parce qu’ils sont plus délaissés que les hôpitaux de l’APHP.

D’ailleurs, pour revenir sur la question de l’autonomie des CIH entre eux, par exemple sur la question de la lutte contre la réforme des retraites on a vu que ça a été très clivant. Certains ont appelé à se mobiliser, alors que le CIH « central » a dit que, pour des raisons stratégiques, c’est-à-dire pour ne pas froisser les soignant.e.s anti-syndicaux ou qui ne souhaitent pas que leurs messages soient repris, il n’y aura pas d’appel au nom du CIH. Finalement, chacun.e pouvait aller manifester, mais pas au nom du CIH.

V. : Ce qui a été dit aussi, et je trouvais que ça faisait sens, c’était « nous on ne veut pas relayer la lutte contre la réforme des retraites, parce que ce n’est pas le sujet du CIH. On ne veut pas faire écran aux revendications initiales, pour lesquelles on n’a rien obtenu, rappelons-le. » Ces revendications c’est une augmentation de 300 euros pour les paramédicaux, une réouverture des lits, un réengagement des médecins dans la gouvernance des hôpitaux, revoir le budget de l’ONDAM (Objectif National des Dépenses de l’Assurance Maladie, soit le budget alloué à la Sécurité Sociale) … donc voilà, pour certain.e.s, puisqu’on n’avait rien gagné, il fallait continuer à se battre là-dessus. La réforme des retraites ce n’est pas une problématique hospitalière. Même si l’hôpital sera surement particulièrement touché, puisque les salaires sont bas, qu’il y a beaucoup d’emplois à temps partiel, beaucoup de femmes, et beaucoup de femmes seules avec des gosses à charge… et puis il n’y a pas que des fonctionnaires, donc il y a aussi des gens qui vivent avec des contrats qui se renouvellent de trois mois en trois mois… Oui, l’hôpital est concerné. Mais ce n’est pas une problématique hospitalière, et le CIH disait vouloir s’attacher à ne véhiculer que les revendications propres à l’hôpital public.

M. : C’est vrai qu’au début, j’ai appelé à soutenir cette lutte contre la réforme des retraites, et maintenant je reviens dessus. Je suis allé manifester en blouse, en mon nom, et j’entendais beaucoup « vous êtes où les soignant.e.s ».

En y réfléchissant, je pense que c’est à cause de la manière dont tout cela a été géré par le bureau central du CIH que beaucoup de paramédicaux ont délaissé la lutte. Parce que les médecins qui mènent cette lutte, qui ont le plus de visibilité, ils l’ont fait avec leurs moyens, c’est-à-dire une sorte de lutte politique de notables. Ils sont allés démarcher tous les chefs de service pour obtenir les 1200 démissionnaires, ils ont mobilisé des personnalités, ont fait une espèce de lobbying… avec les idées qui étaient bien les revendications du CIH, mais la contrepartie c’est qu’il n’y avait aucun moyen de lutte dont d’autres catégories socio-professionnelles pouvaient s’emparer, pour rester dans ce mouvement. Ça a découragé.

À propos de la réforme des retraites, j’ai lu le livre qui s’appelle Le Combat Adama, et dedans ils parlent de convergence. Ils critiquent un peu cette idée, en disant « nous on veut bien s’allier, mais on ne veut pas être repris, alors que notre lutte est locale, ancrée et dynamique ». Pour l’hôpital c’est compliqué, parce que c’est la même démolition passive que dans tous les services publics, c’est global, et en même temps c’est une lutte qui naît de manière autonome, et je pense que ça, ça peut nourrir d’autres organisations politiques. Je continue à être partagé sur le sujet.

V. : Moi je ne suis pas très convaincue par cette histoire de convergence des luttes. Je le suis intellectuellement, en pensant que plus il y a de gens qui foutent le zbeul, plus, avec un peu de chance, les choses vont bouger. Par contre, c’est hyper difficile de se mobiliser. On a tous.tes nos vies, on bosse, moi à titre personnel j’ai une vie de famille et des gosses à élever… c’est chronophage la lutte politique. Ça prend du temps de participer aux AG, ça demande beaucoup d’énergie de s’engueuler avec les gens après une journée de boulot, d’essayer de convaincre tes collègues d’aller manifester, de faire des actions… militer c’est un boulot que tu fais en plus de ton boulot, et, là, en plus, je dois « converger », « m’agréger » à d’autres mouvements qui ont chacun leurs propres problématiques… ça m’est déjà arrivé de passer une soirée entière à expliquer quelles étaient nos revendications face à d’autres gens, en l’occurrence des cheminot.e.s qui nous avaient trouvés pour qu’on fasse des actions ensemble, et c’était un peu vain. Parfois, je ne suis pas sûre qu’on puisse faire grand-chose les un.e.s pour les autres. Moi, je demande qu’on ouvre des lits, je ne vois pas ce qu’un.e cheminot.e peut faire pour moi…

« Le soin ne peut pas être rentable » : entretien avec deux soignant.e.s

Donc depuis le début de la mobilisation au sein des hôpitaux, ou aujourd’hui avec la réforme des retraites, il n’y a pas de liens de solidarité qui ont réussi à émerger avec d’autres secteurs professionnels ?

V. : Pour moi qu’il y ait une convergence professionnelle dans le cas de la réforme des retraites, oui, ça fait sens, parce qu’on est tous.tes concerné.e.s. Mais dans le même temps… le CIH de mon établissement a été appelé à participer à la caisse de grève des cheminot.e.s, ce qui a été extrêmement mal reçu. Les gens ont répondu « écoutez, nous on est en grève depuis 2 ans avec les urgences, depuis 6 mois à l’hôpital en général, vous êtes jamais venus nous parler. » Tout ça est difficile, et encore plus quand on inclut les relations interpersonnelles et les affinités…

M. : Oui. Mais il y a aussi des endroits où ça s’est très bien passé avec les syndicats.

V. : Tout ça c’est que des dynamiques locales… par exemple, dans mon établissement, il n’y a quasiment pas de syndiqué.e.s au sein du CIH. Il y a beaucoup de gens de la CGT, lesquels ne veulent pas aller au CIH, parce qu’ils ne voient pas d’un très bon œil ce mouvement, qui pourrait finalement affaiblir les syndicats. Alors qu’à d’autres endroits, le CIH est très occupé par des syndiqué.e.s depuis longtemps. Et ces gens-là sont spontanément allés vers la mobilisation pour les retraites, et rejoindre les syndicats interpro.

M. : Je pense aussi que les gens à l’hôpital sont très précautionneux.ses, parce qu’ils et elles n’ont pas trop l’habitude de la lutte politique. Il y a plein de facteurs qui expliquent ça, la division du travail, le fait qu’on soit en petite équipe qui fonctionne en circuit fermé et donc on se connaît pas bien les un.e.s les autres, on bouge beaucoup, les changements d’horaires de jour ou de nuit… et on est quand même en sous-effectif chronique, ce qui fait que quand on rentre d’une journée de travail, c’est difficile parfois de s’en remettre.

V. : Et puis on n’a pas le temps, dans nos journées de travail, à accorder au militantisme. Moi j’arrive au bloc à 7h15, le ou la première patient.e arrive dans la foulée, et ça déroule jusqu’à la fin de la journée, si j’ai le temps de pisser et de bouffer j’ai de la chance. Donc, je n’ai pas d’endroit ou de moment pour me poser, discuter avec mon collègue, et dire « dis donc, t’as vu ce qui s’est passé ? ». Ça fait huit ans que je bosse dans cet hôpital, et il y a des services où je n’ai encore jamais mis les pieds, et je ne connais pas l’écrasante majorité des soignant.e.s. Et encore, je ne bosse pas dans un hôpital gigantesque… c’est difficile de se cordonner. Je me souviens une fois je devais aller récupérer des tracts auprès d’une nana des urgences, je crois qu’on a mis cinq jours avant d’avoir des horaires communs.

M. : Et puis, malgré tout, il y a toujours le sujet de la « prise d’otage morale » des patient.e.s à soigner quand on fait grève. Ça reste un vrai obstacle. Et puis le régime disciplinaire de la hiérarchie à l’hôpital, des études de médecine, des études d’infirmier.e, où tu es quand même en stage pendant très longtemps, à voir des choses auxquelles tu vas être confronté.e, mais sans être correctement formé.e. Ce qui fait que tu avales plein de violence dès le début, avec une hiérarchie très dure. Donc quand tu arrives au bout de tes études, et que tu travailles encore dans ces structures disciplinaires, rien que parler contre ta hiérarchie c’est quelque chose qui est infaisable dans beaucoup de services. J’ai croisé dans la manif du 14 février mon chef de service en pneumologie d’un grand CHU de Paris, à qui j’ai demandé où étaient les internes. Il m’a répondu qu’il leur avait proposé de faire grève, et qu’ils et elles avaient refusé de quitter l’hôpital. Non pas pour une question de volonté politique, mais parce qu’ils et elles savaient qu’ils et elles allaient le payer cash derrière, pour rattraper tous les comptes rendus, les entrées et sorties de patient.e.s… c’est pas une question d’argent je pense, le salaire des internes n’est pas faramineux mais quand même plus correct que celui des infirmier.e.s par exemple, mais c’est surtout qu’ils et elles sont tellement sous l’eau au niveau du travail qu’ils et elles ne peuvent pas se permettre de faire une journée de grève.

V. : Je pense que cette histoire de prise d’otage des patient.e.s quand on fait grève on le ressent moins en tant que paramédicaux. Personnellement, je sais qu’il y a un service minimum qui est là pour gérer les urgences, donc je n’hésite pas à débrayer, et j’avais pas peur de « laisser tomber » les patient.e.s. Par contre, je me disais que c’était peut-être un peu vache pour ma collègue qui allait s’en taper 4 de plus, mais bon, c’est le jeu. Si je ne suis pas là, mon boulot il sera fait par quelqu’un.e d’autre. Donc je ne n’aurai pas à le rattraper le lendemain. Pour les paramédicaux, je pense qu’il y a 3 choses qui freinent la grève. Premièrement, c’est financier. Les salaires sont à chier, donc si tu perds trois jours de salaire c’est vite la merde. Et puis tu perds ton salaire, mais aussi ton jour de repos, sur ta prime de fin d’année… Deuxièmement, les gens ont peur des représailles et de l’encadrement. Qu’on leur casse les pieds pour poser leurs vacances, pour avoir leur repos… les cadres ont un pouvoir de nuisance qui est vraiment terrible, et s’il ou elle t’aime pas, il ou elle va te défoncer de boulot… ça s’est déjà vu, ça s’est déjà fait. Et troisièmement, c’est que les gens sont complètement blasé.e.s. Plein de gens qui ont déjà fait grève et qui n’ont jamais rien eu, et donc qui se disent « À quoi bon ? ».

Vous avez des positionnements qui sont très différents au sein de l’hôpital. Est-ce que vous avez l’impression que le CIH arrive à porter des revendications qui soient communes à tous.tes les soignant.e.s ?

V. : Les revendications du CIH c’est les mêmes depuis le début : augmentation du salaire des paramédicaux de 300 euros, augmentation du nombre de lits, augmentation du budget de l’ONDAM, et réintégration des médecins dans la gouvernance des hôpitaux. C’est les mêmes depuis le début, et à l’échelle nationale. Et ces revendications, elles concernent tout le monde, tous les personnels hospitaliers. C’est les revendications de l’équipe hospitalière pour pouvoir travailler correctement. Il nous faut plus de lits, plus de fric, et des médecins qui prennent les décisions. Et l’augmentation de salaire de 300 euros pour les infirmier.e.s, il faut savoir que les infirmier.e.s français.e.s sont très mal payé.e.s par rapport aux autres pays européens, et qu’avec le système du gel des points, le salaire n’a pas augmenté depuis des années, sauf un tout petit peu il y a deux ans. Mais cette demande, ce n’est pas pour que les infirmier.e.s vivent mieux, c’est parce qu’il y a un déficit d’infirmier.e.s tel dans les services, qu’ils et elles sont parfois obligé.e.s de fermer des lits par manque d’infirmier.e.s. Faut donc augmenter les infirmier.e.s pour les fidéliser, et avoir le personnel nécessaire pour pouvoir travailler correctement… En ce moment, on dit que l’espérance de vie d’un.e infirmier.e à l’hôpital public c’est cinq ans. Donc les filles, parce que c’est très majoritairement des filles, sortent de l’école à 21 ou 22 ans, et elles se sont tirées avant trente ans, au moment où elles commençaient à être à l’aise et réellement connaitre leur taf. C’est terrible pour un.e médecin en réanimation par exemple de n’avoir que des jeunes diplômées, qui sont toutes débutantes dans les soins techniques, dans l’organisation, dans comment affronter un décès ou supporter une famille en deuil… Mais voilà, t’es mal traitée et mal payée, donc les gens ne restent pas. La revendication sur les salaires c’est pour améliorer plus largement le fonctionnement du système.

M. : Une personne du CIH avait déclaré « on a détruit les équipes ». Et les revendications du CIH elles sont là pour ça. Aujourd’hui, on n’arrive plus à embaucher des infirmier.e.s, et c’est quand même grave. À la sortie des IFSI (Instituts de Formation en Soins Infirmiers) il n’y en a plus que 15% qui disent vouloir travailler dans le public, les autres préfèrent le libéral, les cliniques… même si c’est parfois des statuts plus précaires. Et ça retentit sur le travail de tout le monde.

Il faut savoir aussi que les patient.e.s sont plus vieux.eilles, il y en a plus, et ils et elles ont plus de maladies chroniques. Donc si on ferme des lits, c’est juste intolérable. Intolérable à absorber aussi. Le flux tendu est tel qu’on est dans une désorganisation complète, et on finit par accepter des patient.e.s à n’importe quelle heure, tout blinder, pousser les murs… Je pense vraiment que ce sont les conditions de travail qui poussent les gens à fuir l’hôpital. Et si l’équipe va mal, on ne peut pas soigner correctement les gens. Une infirmière qui est là depuis dix ans, qui peut expliquer, qui peut faire le relais auprès des nouveaux.elles, c’est hyper précieux.

V. : La notion d’équipe elle est majeure dans les métiers qu’on fait. C’est des boulots durs, où tu côtoies la maladie, la mort, la nudité… Si t’as pas d’équipe, le jour où tu perds un.e patient.e, tu rentres chez toi et tu bois, tout.e seul.e. Les équipes, c’est aussi fait pour nous aider à supporter ce qu’on vit quoi. Et il y a des endroits où les équipes ont disparu. Là où je bosse par exemple, il n’y a plus d’équipe d’anesthésie en maternité. Donc tu ne sais jamais sur qui tu vas tomber, c’est une petite anxiété en plus, qui ne devrait pas arriver.

« Le soin ne peut pas être rentable » : entretien avec deux soignant.e.s

Et vous, ce processus qui est enclenché depuis dix ans, dont la destruction des équipes de soignant.e.s est un aspect, vous le comprenez comment ?

V. : Moi je pense que c’est l’explosion du turn over (le fait que les personnes changent beaucoup de services) qui fait que les équipes n’ont pas le temps de se constituer et d’exister. Comme les conditions de travail sont de pire en pire, et que les salaires sont gelés, donc qu’en réalité ils baissent avec la hausse du prix de la vie, bah les gens partent. Donc il n’y a plus de constitution d’équipe. Moi ça fait huit ans que je suis dans mon hôpital, et je suis considérée comme une ancienne.

M. : Il y a un processus de rentabilité de l’hôpital, qui se traduit par le fait de faire beaucoup d’actes, de considérer qu’il y a des patient.e.s qui sont plus ou moins « rentables », que les hôpitaux doivent courir après l’argent… ces mêmes hôpitaux qui ont dû faire face à des politiques d’austérité, où on les a forcés à faire des emprunts pour se moderniser dans les années 2000. Mais les banques leur ont filé des emprunts toxiques, et un hôpital n’a pas le droit d’attaquer une banque. Les collectivités locales pouvaient le faire, elles l’ont fait, mais François Hollande a changé la loi en 2014 pour que les banques n’indemnisent pas dans le cas des emprunts toxiques. Tout ça est un peu long à expliquer, mais en gros les hôpitaux ont 30 milliards d’euros de dette, et il y a 20% environ de ces 30 milliards qui sont des emprunts toxiques, pour lesquels les hôpitaux ne peuvent pas attaquer les banques. Tout ça fait que les gens ont commencé à partir, il y a de plus en plus d’infirmier.e.s intérimaires, et même la gestion des ressources humaines à l’hôpital a pris le même chemin que celui de l’entreprise. Tout est globalisé. Il y a de plus en plus de délégation à des entreprises privées pour plein de petits services. Et puis il y a eu, en 2007 ou 2008, cette histoire de loi « Hôpital, santé, territoire ». En gros, il n’y a plus de personnel soignant dans la gouvernance des hôpitaux. C’est du management, comme dans n’importe quelle entreprise privée… ces gens ne comprennent pas ce que c’est que le soin. Le soin ne peut pas être rentable. Je le répète, ça ne peut pas être rentable. Et puis la décision de ce qui est rentable ou non au sein de l’hôpital c’est une décision politique. La tarification de l’activité c’est une loi qui a décidé d’évaluer les actes en fonction de ce qu’ils semblaient valoir, mais aujourd’hui tout ça n’est pas établi correctement, certains actes sont sous-côtés, d’autres sont beaucoup trop surcotés. Et les hôpitaux, ils s’occupent de tout le monde. C’est la différence avec les cliniques privées ou la médecine libérale, qui peuvent s’adapter et faire que ce qui est rentable. Et donc les cliniques privées se sont positionnées, c’est-à-dire qu’elles ont des expert.e.s, qui leur permettent d’optimiser le codage des maladies. Et elles sous-traitent auprès de l’hôpital public tout ce qui n’est pas rentable. C’est consternant. On a voté quelque chose en lien avec la santé de la population, qui fait que les hôpitaux publics ne sont pas rentables. Alors qu’en réalité c’est un choix qu’on peut faire, on peut changer les codages et faire en sorte que les cliniques soient dans la merde. Tout ça, tout ce processus ce n’est pas neuf, ça fait plus de vingt ans…

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